Les réserves d'interprétation du Conseil constitutionnel
Comment se sont-elles imposées dans les pratiques du Conseil constitutionnel ?
On distingue classiquement
trois types de réserves d’interprétation :
- les réserves neutralisantes, qui éliminent des interprétations possibles qui seraient contraires à la Constitution ;
- les réserves directives, qui comportent une prescription à l’égard du législateur ou d’une autorité de l’État chargée de l’application de la loi ;
- les réserves constructives, lorsque le Conseil ajoute un ou plusieurs élément(s) à la loi pour la rendre conforme à la Constitution. Dans ses "analyses" des décisions, le Conseil constitutionnel ne reprend que partiellement cette classification.
Pour Olivier Dutheillet de Lamothe, ancien membre du Conseil constitutionnel, ces réserves revêtent en pratique une grande importance : elles figurent dans à peu près un quart des décisions, elles règlent souvent des points de droit très importants et elles permettent au juge constitutionnel de ne pas se laisser enfermer dans un choix binaire entre la censure de la loi ou le rejet du recours.
Dans les premières décennies de fonctionnement du Conseil constitutionnel, les réserves n’étaient pas indiquées dans le dispositif de la décision mais seulement dans ses motifs. Des difficultés d’identification des réserves en résultaient.
Le premier recours du Conseil constitutionnel à la technique de la réserve d’interprétation a lieu en 1959, dans une décision relative au règlement de l’Assemblée nationale.
Les années 1980 enregistrent un essor fulgurant des réserves d’interprétation à la faveur des alternances politiques. Cette technique se développe surtout depuis les décisions sur
la loi sécurité-liberté du 20 janvier 1981 et sur
la loi relative aux entreprises de presse du 11 octobre 1984.
C’est dans
la décision du 11 octobre 1984 sur les entreprises de presse que le Conseil mentionne pour la première fois dans le dispositif même de la décision qu’il a émis des réserves. Mais il ne l’a pas fait de manière systématique par la suite.
Depuis 2002, en revanche,
le dispositif de la décision mentionne non seulement que le Conseil a émis des réserves mais précise aussi dans quelles considérations ces réserves sont exprimées. Le Conseil a régulièrement recours aux réserves d’interprétation, comme, par exemple, dans ses décisions du 20 décembre 2018 sur les lois relatives à la lutte contre la manipulation de l’information.
Pourquoi des réserves d'interprétation ?
La réserve d’interprétation est "l’expression du pouvoir général d’interprétation qui est inclus dans l’opération de contrôle de constitutionnalité".
Elle constitue un procédé de "
sauvetage", qui permet de ne pas censurer une disposition qui, par hypothèse, pourrait ou devrait l’être. Elle présente donc plusieurs avantages :
- elle correspond au contrôle exercé par le Conseil constitutionnel qui est un contrôle a priori et abstrait. Le Conseil est saisi d’une loi qui constitue un "faisceau de possibles". Il doit donc déceler chacun d'eux, pour interdire les scénarios d’application qui se heurteraient à des exigences constitutionnelles. Il s’agit là d’un travail d’anticipation ;
- la réserve d’interprétation concourt aussi à une meilleure sécurité juridique dans la mesure où elle règle en amont des questions d’application de la loi qui sont de nature constitutionnelle ;
- sur le plan politique, la technique des réserves permet d’éviter un conflit trop brutal avec le gouvernement et avec la majorité du Parlement qui a voté la loi, tout en donnant satisfaction aux saisissants qui la critiquent.
Cependant, certains commentateurs ont pu trouver démesuré ce pouvoir d’interprétation donné ainsi au juge constitutionnel.
Quelle autorité attachée aux réserves ?
En vertu de l’
article 62, alinéa 3, de la Constitution, "
les décisions du Conseil constitutionnel ne sont susceptibles d’aucun recours. Elles s’imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles".
Cette autorité s’attache au dispositif des décisions du Conseil ainsi qu’aux "
motifs qui en sont le soutien nécessaire et en constituent le fondement même".
Les réserves constituent le soutien nécessaire d’une décision rendue dans le cadre d’un contrôle de constitutionnalité "
abstrait" (
c’est-à-dire indépendant de tout litige concret) auquel procède le Conseil.
À l’occasion de l’examen de la loi de simplification du droit en 2004,
le Conseil a précisé que ses décisions sont revêtues de l’autorité de la chose jugée, mais
aussi de l’autorité de la chose interprétée. Les réserves n’ont de sens que pour autant qu’elles guident la solution des litiges nés ultérieurement de l’interprétation ou de l’application de la loi.
Le juge ou l’autorité chargé de l’application de la loi doivent avoir présent à l’esprit que, si le Conseil n’avait pas émis telle réserve sur une disposition législative, cette disposition n’aurait pas pu être promulguée. La réserve s’incorpore donc à la loi.
Reste qu’
en émettant une réserve,
le Conseil constitutionnel laisse s’échapper dans le champ juridique une disposition qui, interprétée autrement, pourrait ne pas être conforme à la Constitution. C’est alors le destinataire de la réserve (juge, instance de contrôle, etc.) qui devient en quelque sorte le dépositaire du respect de la Constitution.
Les autorités administratives centrales, au premier rang desquelles
le Premier ministre et les membres du gouvernement,
doivent respecter et reproduire fidèlement les réserves d’interprétation du juge constitutionnel,
en particulier dans les circulaires d’application des lois. Que cela soit dans ses formations consultatives ou dans ses formations contentieuses, le Conseil d’État applique expressément les réserves d’interprétation émises par le Conseil constitutionnel. La Cour de cassation tend à faire de même et relève d’office ce moyen de cassation.
Essentiel
Entre la conformité et la non-conformité d'un texte à la Constitution, le Conseil constitutionnel peut adopter des décisions intermédiaires en émettant une réserve d'interprétation. Cette technique permet de valider une disposition qui, sans cette réserve, pourrait ou devrait être censurée.
La réserve d'interprétation implique une grande rigueur dans l'application de la loi par le pouvoir exécutif. Juridiquement, elle a la même autorité que les autres jugements rendus par le Conseil constitutionnel.